Concurrence et régulation du marché

Concurrence et régulation du marché
PUBLIÉ LE 27 avril 2020 - MODIFIÉ LE 6 octobre 2022

Concurrence et régulation du marché

Le 10 mai 2018, Maître Mourad MEDJNAH a été invité à la journée d'étude organisée par le Conseil de la concurrence à Alger sur le thème "Concurrence et régulation du marché". Ci-après l'extrait de son intervention intitulée « Réflexions générales sur le rôle des autorités de régulation dans le processus de libéralisation des marchés (enjeux, défis, perspectives) ».

« Mesdames, Messieurs,

L’Algérie a fait sienne le modèle de régulation asymétrique ou bicéphale, c’est-à-dire une régulation « à deux têtes » mettant en action deux types de régulateurs distincts, à l’image de ce qui se pratique en France dans les secteurs d’industries de réseaux : d’un côté, une autorité générale de concurrence (telle que le Conseil de la concurrence en Algérie ou l’Autorité de la concurrence en France) aux compétences multisectorielles et jouant un rôle transversale dans la régulation des marchés et, d’un autre côté, des régulateurs spécialisés dits sectoriels qui interviennent chacun dans son propre secteur d’intervention ou domaine de compétence. A titre d’exemple, sans être pour autant exhaustif, nous pourrions citer, s’agissant de la régulation du secteur des télécommunications, l’Autorité de régulation de la Poste et des télécommunications (ARPT) créée par la loi 2000-03 du 5.8.2000 fixant les règles générales de la poste et des télécommunications, dont l’organisation et le fonctionnement sont identiques à ceux de son homologue français, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ; ou encore dans le secteur de l’énergie, la Commission de régulation de l’électricité et du gaz (CREG) instituée par la loi n° 02-01 du 5.2.2002 et installée le 24.01.2005, dont le mode d’action est calqué sur celui de son homologue français, la Commission de régulation de l’énergie (CRE).

C’est, au demeurant, un schéma assez classique qui est adopté par la très grande majorité des pays dans le monde qui ont fait le choix d’adopter la régulation, comme nouveau mode de gouvernance des marchés, en lieu et place de la réglementation étatique des marchés pour des raisons de souplesse et de célérité. Le temps des affaires n’est pas celui de l’Administration, surtout quand on connait les lourdeurs de la bureaucratie administrative en matière économique. Ce constat est valable pour tous les pays.

S’il fallait comparer les modèles algérien et français de régulation, je n’aurai pas grand-chose à dire tant les modèles demeurent similaires dans leur conception et leur mise en œuvre. Ce n’est donc pas sur ce terrain du droit comparé que je construirai mon propos, mais plutôt sous une autre approche que je qualifierai d’analyse critique sur la manière de réguler un marché ouvert au libre jeu de la concurrence, nouvellement libéralisé ou en voie de libéralisation.

Tout l’intérêt est de savoir comment les autorités de régulation, sectorielle et concurrentielle, parviennent-elles à assurer la transition d’un marché monopolistique, le plus souvent dominé par un monopole d’Etat verticalement intégré, à un marché concurrentiel où opèrent plusieurs opérateurs concurrents.

Puisqu’il s’agit d’une analyse critique, autant partager d’emblée mon point de vue sur la question. Le modèle de régulation « à deux têtes », c’est-à-dire une régulation sectorielle aux côtés d’une régulation concurrentielle, ne me paraît pas être le meilleur modèle en ce sens qu’il n’est adapté à l’économie algérienne, et ce pour plusieurs raisons.

Premièrement, ce modèle de régulation coûte cher à la collectivité. Ainsi en France, le coût de fonctionnement des autorités de régulation prise dans leur ensemble (régulateurs sectoriels et Autorité de la concurrence) s’élève à 600 millions d’euros par an. Je doute fort que l’Algérie puisse avoir les capacités financières suffisantes pour supporter une telle dépense.

D’ailleurs, à quoi bon construire ou acquérir une machine ultrasophistiquée, avec plein de boutons partout, si l’on a pas les moyens financiers d’assurer sa maintenance et son fonctionnement, alors même que l’on pourrait utiliser une machine plus simple, dotée d’un seul bouton, pour parvenir au même résultat ? A très cette rhétorique simpliste, on comprend aisément qu’il ne peut y avoir d’efficacité fonctionnelle d’un système de régulation sans efficience économique, autrement dit, sans prise en compte du coût que génère son fonctionnement. 

Deuxièmement, ce modèle est potentiellement source d’insécurité juridique pour les acteurs économiques en raison de son manque de lisibilité et de visibilité. L’autorité de concurrence et l’autorité de régulation sectorielle peuvent tous deux se déclarer compétent pour régler le même litige, de sorte qu’en l’absence de coopération, le risque de conflit de compétence et de décisions contradictoires n’est pas à négliger. Il serait donc plus sécurisant pour les entreprises de s’adresser à un « guichet unique » (une seule autorité) plutôt que de saisir plusieurs autorités régulatrices.

Troisièmement, d’un point de vue normatif, ce modèle est de nature à remettre en cause l’essence même du droit de la concurrence comme source de régulation des marchés. Certains auteurs (M.A. Frison-Roche) appellent de leurs vœux l’existence d’un droit de la régulation sectorielle aux côtés du droit commun de la concurrence. Fondamentalement, il n’existe de pas de droit de la régulation comme branche autonome. Je ne cesse d’insister dans mes écrits et dans le cadre de mes activités d’enseignement sur le caractère unitaire du droit de la concurrence en tant que droit régulateur indivisible.

Ceci étant précisé, encore faut-il s’interroger, pour être complet, sur quel autre modèle à mettre en place en Algérie. Il suffirait, me semble-t-il, de faire du Conseil de la concurrence un « super-régulateur exclusive » capable d’intervenir à tous les stades d’évolution du jeu concurrentiel, de l’ouverture à la concurrence d’un marché à une concurrence effective, sous réserve de lui octroyer un structure adéquate ainsi que des moyens matériels, humains et financiers suffisants pour accomplir au mieux sa mission. Une telle transformation impliquerait de transférer les experts et personnels des autorités sectorielles au sein de la nouvelle autorité régulatrice qui pourrait prendre le nom symbolique, mais tout aussi révélateur, d’« Autorité de régulation de la concurrence ».

Nous avons la chance, en Algérie, d’être au stade du commencement où tout reste à faire en matière de régulation des marchés. Avant d’agir, il faut donc pouvoir se donner le temps de la réflexion, tout en gardant à l’esprit la spécificité de l’économie algérienne. Ce temps de réflexion est nécessaire car la régulation de la concurrence est par nature un processus d’apprentissage et de découverte dans un environnement marqué par des progrès technique et technologique constants. C’est ce que l’on fait d’ailleurs aujourd’hui à l’initiative du Président du Conseil de la concurrence, Mr Amara ZITOUNI, et je le lui en remercie.

Dans le cadre de cette réflexion, il faut d’abord définir les termes du sujet. La libéralisation désigne l’ouverture à la concurrence d’un marché dominé le plus souvent par un monopole d’Etat verticalement intégré. Autrement dit, c’est le passage entre un état de monopole à un état de libre concurrence. Pour les économistes (Bellon, Niosi, Nester, Otis), l’ouverture des marchés à la concurrence est jugée favorable au développement industriel, au progrès technique et à l’innovation qui constituent des éléments clefs pour la compétitivité des entreprises et la croissance économique. Cette mission est confiée à des régulateurs spécialisés, que l’on nomme autorités de régulation sectorielles, en raison de leur compétence technique et leur expertise de haut niveau. Quant à l’autorité de concurrence, celle-ci n’aurait à ce stade qu’un rôle subsidiaire de sorte que son action se limiterait à sanctionner a posteriori les atteintes au libre jeu de la concurrence.

La régulation est un nouveau mode de gouvernance qui se distingue de la réglementation traditionnelle en raison de son approche plus souple, plus rapide et plus démocratique, et du fait qu’elle soit opérée par des Autorités administratives indépendantes (AAI) qui ne relèvent pas de l’autorité du gouvernement. Ainsi, l’Etat délègue à l’autorité indépendante de régulation un pouvoir réglementaire limité à un objet ou à une branche d’activité.

La régulation consiste à introduire, organiser et maintenir des équilibres économiques dans un marché anciennement monopolistique, et cela à deux niveaux : en amont du marché (l’équilibre des structures du marché) et en aval du marché (l’équilibre des comportements des entreprises opérant sur le marché en cause).

La prise en compte de ces deux équilibres est essentielle, parce qu’il ne faut pas confondre « concurrence » et « compétition ». La concurrence fait référence au marché, tandis que la compétition a trait aux relations entre entreprises concurrentes.

Cette distinction est tout à fait visible lorsqu’on analyse la pratique décisionnelle des autorités de concurrence française ou algérienne. Lorsqu’elle est confrontée à une pratique anticoncurrentielle, l’Autorité de la concurrence (ADLC) procède d’abord à l’analyse structurelle du marché pertinent avant d’analyser les effets anticoncurrentiels d’un comportement ou d’une pratique sur le marché.

Dans le mécanisme bicéphale de régulation, il faut distinguer la régulation sectorielle et la régulation concurrentielle. La régulation sectorielle (celle mise en œuvre par les régulateurs spécialisés) consiste à introduire de la concurrence dans un marché dominé par un seul opérateur (le plus souvent un monopole d’Etat) : on parle de libéralisation du marché. La régulation concurrentielle (celle mise en œuvre par l’autorité de concurrence) vise à maintenir les équilibres structurels d’un marché libéralisé ou concurrentiel. Partant de cette distinction, nombreux sont les théoriciens et autres penseurs qui estiment que l’autorité générale de concurrence n’a pas à intervenir dans le processus de libéralisation d’un marché, et doit se contenter de sanctionner a posteriori les atteintes au libre jeu de la concurrence. Personnellement, je ne partage pas cette position intellectuelle parce que cela reviendrait à faire fi des autres outils à la disposition de l’autorité générale de concurrence, lui permettant ainsi d’intervenir au stade de la libéralisation des marchés : les programmes de conformités aux règles de concurrence, la procédure de clémence, la procédure d’acceptation des engagements, la procédure de non contestation des griefs, les injonctions, les avis consultatifs.

De cette définition, il est possible de définir ce qu’est une autorité de régulation. Il s’agit d’une autorité administrative indépendante (AAI) qui exerce pleinement les fonctions amont et aval de régulation d’un marché. Elle a la particularité d’être à la fois indépendante des pouvoirs publics pour éviter tout risque de conflit d’intérêts, puisque l’Etat détient des participations majoritaires dans le capital social des entreprises publiques présentes dans les marchés régulés, et indépendante du marché qu’elle régule pour éviter tout risque de capture par les entreprises et les milieux d’affaires qui n’hésitent pas créer des groupes d’intérêts ou lobbies dans l’optique de peser sur les décisions du régulateur (forum shopping).

Pour remplir leur mission de régulation, les autorités de régulation sont dotées d’un pouvoir réglementaire limité que lui délègue l’Etat (ou pouvoir de règlement des différends entre opérateurs) et d’un pouvoir de sanction visant à sanctionner les atteintes aux structures concurrentielles du marché. A travers ces prérogatives, faut-il en déduire que l’autorité de régulation, sectorielle ou concurrentielle, serait un organe concurrent des autorités traditionnelles de l’Etat (gouvernement et juge) ? Ce qu’il convient d’appeler la théorie du contre-pouvoir.

Il faut faire très attention aux effets d’optique, aux amalgames et autres confusion de genre qui ne font que polluer le débat et semer le désordre lorsqu’on parle de régulation. L’autorité de régulation n’est pas un « organe de contre-pouvoir ». Elle a besoin de ses pouvoirs spéciaux sans lesquelles elle ne saurait mener à bien la mission qui est la sienne, dans l’unique but d’asseoir son influence sur le marché qu’elle contrôle (influence dissuasive) et de renforcer sa légitimité auprès des entreprises (légitimité stratégique).

Dans ses relations avec le Gouvernement, l’autorité de régulation est certes détachée des services centralisés de l’Etat, mais il s’agit juste d’une indépendance fonctionnelle lui permettant de bien remplir sa mission : se rapprocher des entreprises, pour mieux coopérer avec elles, mieux les surveiller et, le cas échéant, mieux les sanctionner. Il ne s’agit pas d’une autorité concurrente à l’autorité ministérielle, puisque son indépendance n’interdit pas la présence d’un commissaire du Gouvernement lors des séances de délibérations de l’autorité de régulation, sauf lorsque cette dernière entend prendre une décision de sanction. La présence du commissaire du Gouvernement lors des délibérations est nécessaire pour faire valoir, avant toute prise de décision, les aspects d’intérêt général que soulève tel ou tel dossier litigieux, d’autant que l’ordre public concurrentiel est par nature un impératif d’intérêt général.

De la même façon, dans ses relations avec le juge, l’autorité de régulation n’est pas une autorité judiciaire ou, pour reprendre l’expression du Professeur Louis FAVOREU, une « administration-juge », pour au moins deux raisons :

1.    Les décisions individuelles des autorités de régulation sont soumises au contrôle juridictionnel. Ainsi, les décisions de sanction pécuniaires prises par l’Autorité de la concurrence peuvent être contestées devant la Cour d’appel de Paris.

2. L’Autorité de la concurrence dispose d’autres outils alternatifs à la sanction (injonction, engagement, clémence, non-contestation des griefs, programmes de conformité) qui lui permettent d’agir sur les structures du marché, et non plus seulement sur le comportement des entreprises. Ces nouveaux outils de régulation ex ante, encore en phase d’expérimentation, contredit l’idée selon laquelle l’autorité de concurrence agirait comme une juridiction à travers l’usage de son pouvoir de sanction.

Comme tout autre marché du reste du monde, le marché algérien est confronté à de nouvelles réalités économiques : l’accroissement de la population, et donc du nombre de consommateurs, le volume croissant transactions financières, la mondialisation, l’interdépendance et l’interconnexion des marchés nationaux, l’innovation, ou encore la convergence des nouvelles technologies avec pour prisme l’usage d’Internet. Ces nouvelles réalités économiques ont accru la compétitivité des entreprises tant sur le plan national qu’au niveau mondial, de sorte qu’elles ont un impact direct sur la croissance économique d’un pays. Les libertés économiques (liberté d’entreprendre, d’importer, d’exporter, d’investir dans un autre pays) ont pris le pas sur l’économie dirigée parce qu’elles sont sources de croissance économique et de bien-être social au même titre que les entreprises publiques, voire davantage. Mais encore faut-il accompagner les entreprises, publiques et privées, mais aussi les contrôler pour garantir une concurrence saine et loyale entre elles.

Puisque la régulation stimule la concurrence, les autorités régulatrices doivent être attentives aux évolutions du marché afin de prendre les bonnes décisions qui s’imposent. Il appartient alors au régulateur de s’adapter au marché, et non l’inverse. Il ne peut pas, et ne doit pas, dicter le fonctionnement d’un marché au nom même du respect des libertés économiques.

I.- L’approche sectorielle de la régulation en faveur de la libéralisation des marchés

Dans ce modèle de régulation, les régulateurs spécialisés et l’autorité générale de concurrence ont des compétences asymétriques. Les autorités sectorielles sont appelées à intervenir a priori pour bâtir un marché concurrentiel en imposant aux opérateurs exerçant une influence significative sur le marché régulé des obligations contraignantes, dites aussi obligation ex ante (régulation ex ante) (A). Quant à l’autorité de concurrence, sa fonction est de préserver la liberté des acteurs économiques (entreprises et consommateurs) sur le marché régulé. Elles sont donc sensées, en principe, intervenir postérieurement à la réalisation des infractions aux règles de concurrence en vue de sanctionner les atteintes au libre jeu de la concurrence (régulation ex post) (B).


A.- La mise en place d’un mécanisme bicéphale de régulation : régulation ex ante et régulation ex post

La régulation ex ante a pour objet et pour effet d’introduire et d’organiser la concurrence sur le marché. L’ouverture à la concurrence des industries de réseaux est régie par les régulateurs sectoriels en raison de leurs compétences techniques approfondies et leur expertise de haut niveau. Leur mission consiste à restreindre la place de l’opérateur public dominant pour favoriser l’accès au marché de nouveaux entrants. Pour ce faire, les autorités de régulation sectorielles vont imposer a priori (en l’absence de tout contentieux) des obligations contraignantes à l’opérateur dominant exerçant une influence significative sur le marché régulé, telles que :

1. L’obligation de donner accès à ses infrastructures aux nouveaux entrants sur le marché afin de limiter les barrières à l’entrée du marché (théorie des facilités essentielles) ;

2. L’obligation de baisser ses prix d’accès à son réseau pour éviter tout risque d’éviction du marché. L’effet de ciseau tarifaire est une illustration symptomatique. Les opérateurs privés sont à la fois clients et concurrents de l’opérateur public. D’un côté, ils versent à l’opérateur historique une redevance pour avoir accès à son infrastructure essentielle ou réseau sans lequel ils ne peuvent pas fournir de prestations). D’un autre côté, ils font payés aux consommateurs leurs prestations). Les nouveaux entrants peuvent être victimes d’un effet de ciseau tarifaire lorsque l’opérateur public augmente le coût d’accès à son réseau, les obligeant ainsi à augmenter leurs prix, ce qui a pour conséquence de les évincer du marché.

3. L’obligation de séparer ses activités sur le plan comptable pour des raisons de transparence (ex : dans le secteur de l’audiovisuelle, le CSA a obligé l’opérateur public dominant, TDF, à procéder à séparer comptablement ses activités de diffusion analogique et de diffusion numérique. Dans le secteur de l’énergie, la CRE a obligé l’entreprise publique, EDF, à séparer ses activités entre production et transport d’électricité).  

La régulation ex post désigne, quant à elle, l’intervention a posteriori de l’autorité générale de concurrence au stade où la concurrence est effective sur le marché. Elle constate et sanctionne les infractions au droit de la concurrence afin de garantir l’équilibre concurrentiel au sein des marchés régulés. Son contrôle serait donc subsidiaire à celui des régulateurs spécialisés.


B.- L’autorité générale de concurrence cantonnée à un rôle d’autorité de sanction des pratiques anticoncurrentielles

L’autorité de concurrence a longtemps été cantonnée à un rôle d’autorité de sanction ex post lorsqu’elle constate une atteinte au libre de la concurrence. En France, le montant maximum de la sanction pécuniaire que peut infliger l’ADLC à une entreprise fautive est de 10% du montant de son chiffre d’affaires mondial hors taxes.

Cela dit, à mon sens, une sanction financière très élevée n’est pas nécessairement dissuasive, car celle-ci peut faire l’objet d’un recours en appel devant la Cour d’appel de Paris qui peut soit annuler la sanction soit réduire substantiellement son montant.

Pour être dissuasive, la sanction pécuniaire doit nécessairement être en adéquation avec le dommage causé à l’économie, adaptée à la situation financière de l’entreprise coupable de pratique anticoncurrentielle et suffisamment prévisible.

Reste que cela n’est pas suffisant. En effet, pour rétablir une situation de concurrence sur un marché, il est parfois plus efficace d'intervenir en amont en privilégiant la persuasion, la discussion, la négociation et le compromis plutôt que d'infliger une sanction pécuniaire. C’est pourquoi l’ADLC dispose d’autres outils alternatifs à la sanction qui lui permettent d’agir durant la phase d’ouverture à la concurrence d’un marché. Ce sont de véritables outils de régulation ex ante, certes de nature différente, mais complémentaire à ceux qu’utilisent les régulateurs sectoriels. Il s’agit par exemple, sans être exhaustif :

- Du pouvoir d’injonction. Lorsqu’elle est saisie d’un différend entre deux opérateurs sur la conclusion, l’interprétation ou l’exécution d’un contrat commerciale (ex : contrat d’accès au réseau dans le secteur des télécommunications), l’ADLC peut prononcer des injonctions de faire ou de ne pas faire. Par exemple, l’injonction faite à un opérateur de présenter une proposition commerciale dans des conditions équitables et non discriminatoires. C’est une manière de ne pas entraver le principe de liberté contractuelle tout en poursuivant l’objectif d’une concurrence loyale, libre et saine.

- Des mesures conservatoires. Il s’agit de décisions provisoires dans les affaires qui nécessitent un règlement urgent. Elles sont prises dans l’urgence lorsqu’une pratique est susceptible de porter une atteinte grave, imminente ou immédiate à l’équilibre concurrentiel d’un marché. Elles consistent alors à enjoindre aux entreprises concernées de faire cesser leur pratique litigieuse ou de revenir à l’état antérieur. Elles permettent ainsi à l’ADLC d’intervenir dans un délai très court (3 à 4 mois) pour prévenir tout risque de remise en cause du processus d’ouverture d’un marché. Cette célérité permet à l’ADLC d’être en phase avec le temps des affaires.

A noter que le délai d’instruction d’un dossier contentieux dans le cadre d’une saisine au fond devant l’ADLC est d’environ 18 mois. Ce délai est parfois trop long. Par exemple, une pratique de ciseau tarifaire ou de prédation commise par une entreprise en position dominante peut aboutir à la disparition de concurrents, avant même que l’ADLC n’ait eu le temps de déclarer cette pratique illégale et de la sanctionner.

- Des procédures de négociation, telles que :

La procédure de clémence. C’est un outil de lutte contre les cartels. La clémence n’est appliquée qu’aux ententes illicites et non aux abus de position dominante. Elle consiste à promettre à une entreprise qui dénonce une entente anticoncurrentielle à laquelle elle a participé de bénéficier d’une réduction d’amende voire une immunité totale d’amende. Cela dépendra de l’ordre d’arrivée de leur demande de clémence, des éléments de preuve apportés et du stade de l’enquête concurrentielle. L’affaire du « cartel des lessives » constitue un bon exemple. En 2011, l’ADLC a infligé une amende de 367 millions d’euros à 4 entreprises qui ont mis sur pied une entente sur la vente des produits de lessive. La 5e entreprise les ayant dénoncés a échappé à la sanction en toute légalité.

La procédure d’acceptation des engagements. Dans cette procédure, l’entreprise s’engage de son plein gré à cesser une pratique ou à modifier son comportement pour l’avenir afin d’éviter que l’ADLC prenne une décision de sanction. La mise en œuvre de cette procédure permet ainsi à l’ADLC de traiter rapidement des dossiers et surtout d’économiser ses ressources pour se concentrer sur les infractions les plus graves.

◦ La procédure de non contestation des griefs. C’est une sorte de procédure du plaider-coupable qui permet aux entreprises de bénéficier d’une réduction d’amende, à la double condition qu’elles ne contestent pas la réalité des griefs qui lui sont reprochés et qu’elles s’engagent à modifier leur comportement pour l’avenir afin de rétablir la concurrence sur le marché. Cette procédure présente un double avantage :

- la possibilité pour l’autorité de concurrence de réduire le temps d’instruction d’un dossier contentieux, dans la mesure où le rapporteur en charge de l’affaire est dispensé de rédiger un rapport (gain de temps de 2 à 3 mois).

- la possibilité pour les entreprises en cause de bénéficier d’une réduction d’amende entre 10 et 30% en fonction de la gravité des faits, de l’importance du dommage à l’économie et de la nature des engagements comportementaux ou structurels de l’entreprise bénéficiant de cette procédure.

Au final, ce qui pousse une entreprise à entrer en négociation avec l’autorité de concurrence, c’est la possibilité d’obtenir une amende modérée. A noter que le bénéfice d’une sanction réduite n’empêche pas l’entreprise bénéficiaire de former un recours contre la décision de sanction de l’ADLC devant la Cour d’appel de Paris, si elle estime que la sanction financière, après réduction, demeure important en valeur absolue eu égard à ses capacités financières.

- Des programmes de conformité aux règles de concurrence. Il s’agit d’une problématique nouvelle, en phase expérimentale, qui suscite l’intérêt et l’adhésion de nombreuses entreprises. Les entreprises sont encouragées, quels que soient leur taille ou leur secteur d’activité, à se prémunir contre toute tentation opportuniste, tout comportement abusif, voire anticoncurrentiel, en adoptant en leur sein un programme de conformité adapté à leurs besoins. Il s’agit donc d’un outil de responsabilisation par rapport à ce que l’on attend d’une entreprise : un comportement éthique dans un marché concurrentiel complexe où la compétition est souvent rude, voire brutale. La mise en place d’un programme de conformité dans telle ou telle entreprise (ou organisme) s’inscrit donc dans une stratégie de régulation volontariste de prévention et de gestion des risques concurrentiels.

- Des avis consultatifs. Outre sa fonction décisionnelle, l’ADLC a une mission consultative lorsqu’il s’agit de donner son point de vue sur une pratique de concurrence ou une opération de concentration économique. Elle peut aussi s’autosaisir sur toute question de concurrence, émettre des recommandations sur un marché ou un secteur particulier. Cette faculté est fondamentale dans la mesure où elle permet à l'Autorité de se faire l'« avocat de la concurrence » auprès des acteurs publics et des décideurs économiques, et d'exercer un rôle de conseil et d'alerte, bien en amont de la mission répressive qui est aussi la sienne.

Au demeurant, il s’agit là de puissants outils d’intervention ex ante qui constituent une alternative à la sanction ex post des pratiques anticoncurrentielles. Ces nouveaux pouvoirs offre à l’autorité de concurrence l’opportunité de jouer pleinement le rôle de régulateur dans le fonctionnement concurrentiel du marché, quel que soit la phase d’évolution de la concurrence sur le marché (ouverture à la concurrence ou maintien d’une concurrence effective).

II.- Le besoin de nouvelles stratégies de régulation pour soutenir le processus de libéralisation des marchés

Deux stratégies sont envisageables. Soit les différentes autorités de régulation jouent le jeu de la coopération dans un esprit de co-régulation et cessent d’agir de façon autarcique, chacune dans son domaine d’intervention (A). Soit l’autorité générale de concurrence est érigée en autorité en autorité exclusive de la régulation des marchés, ce qui implique d’intégrer le personnel des autorités sectorielles au sein même de l’autorité de concurrence (B).


A.- La coordination entre les régulateurs sectoriels et l’autorité de concurrence dans un esprit de co-régulation

L’idée ici serait de favoriser, au travers d’un maillage procédural, les échanges entre les différents régulateurs. Le modèle français a fait ses preuves en termes d’efficacité. Des mécanismes de coopération, fort intéressants, ont été mis en place pour favoriser la transition d’une situation de monopole à une situation de concurrence effective dans les secteurs d’industries de réseaux :

(1) La procédure de consultation réciproque. Lorsque les autorités sectorielles sont confrontées à des pratiques anticoncurrentielles, elles peuvent saisir l’ADLC pour connaître son point de vue. L’avis sollicité est, en règle générale, facultatif ; mais il peut être rendu obligatoire dans les cas expressément prévu par la loi. Réciproquement, l’autorité de concurrence peut solliciter l’avis du régulateur sectoriel lorsqu’elle est saisie d’une affaire portant sur un secteur déterminé. L’objectif affiché d’instaurer un climat de confiance propice au dialogue entre les deux régulateurs distincts.

(2) La procédure de saisine réciproque. Les régulateurs sectoriels doivent saisir l’ADLC chaque fois qu’elles ont connaissance de l’existence de pratiques anticoncurrentielles dans leur secteur d’intervention. Cette saisine peut être opérer dans le cadre d’une procédure d’urgence, ce qui permet à l’ADLC de prendre des mesures conservatoires lorsque la pratique en question est de nature à causer un dommage économique important. Réciproquement, l’ADLC communique aux régulateurs sectoriels concernés toute saisine entrant dans le champ de sa compétence et recueille leur avis avant de rendre sa décision sur le fond d’un dossier.

(3) La création de groupes de travail conjoints. Il s’agit d’un espace de rencontres informels où se tiennent des réunions informelles au cours desquelles les représentants des différentes autorités de régulation s’échangent des informations, réfléchissent ensemble sur tel ou tel dossier contentieux. Ce mécanisme s’inspire du réseau des autorités de concurrence au niveau européen.

(4) Les échanges d’enquêteurs. L’ADLC peut inviter les inspecteurs des autorités sectoriels participer à une enquête concurrentielle et à être présents lors d’une perquisition dans les locaux d’une entreprise suspectée d’être l’auteur d’une pratique anticoncurrentielle dans un secteur déterminé. Réciproquement, le rapporteur de l’ADLC peut être invité à participer à une enquête sectorielle.

Sur le papier, ces mécanismes de coordination sont intéressants en ce qu’ils permettent aux autorités de régulation d’être plus efficace et plus rapide dans leur action. Cependant, en dehors des cas prévus par la loi, la coopération n’est pas obligatoire. L’efficacité économique de la régulation reste largement tributaire de la volonté et de la motivation des autorités de régulation à coopérer entre elles.


B.- L’autorité générale de concurrence comme seul régulateur ou le rôle d’un « super-régulateur »

De nombreuses raisons militent en faveur de la mise en place d’un « guichet unique » :

- La quête d’une régulation efficiente. Il va de soi que la prise en charge de la régulation par la seule autorité de concurrence coûterait moins chère à la collectivité et aux contribuables que la mise en place de plusieurs autorités de régulation. L’efficience économique d’un modèle de régulation est tout aussi importante que son efficacité fonctionnelle. L’un ne va pas sans l’autre : pas d’efficacité sans efficience !

- La quête de lisibilité. Pour leur propre sécurité juridique, les acteurs de marchés sont dans l’attente d’une meilleure lisibilité des mécanismes de régulation compte tenu de la pluralité des gendarmes-régulateurs et des risques qui en découlent (conflits de compétence, contradiction des décisions). La mise en place d’un guichet unique serait, incontestablement, un gage de lisibilité.

 - La quête d’une simplification du droit. L’intervention exclusive de l’autorité de concurrence en matière de régulation des marchés ne serait possible, en l’état du droit actuel, qu’à la condition que le législateur fasse au préalable un travail de simplification législative par le biais d’une refondation des réglementations sectorielles au sein du droit de la concurrence. J’insiste sur le caractère unique et indivisible du droit commun de la concurrence.

III.- Les défis d’une régulation concurrentielle efficace et efficiente


A.- Le renforcement des moyens d’action du régulateur

La perspective de faire du l’autorité générale de concurrence un régulateur unique en matière de régulation des marchés implique, bien évidemment, de lui octroyer des moyens humains, matériels et financiers nécessaires à l’accomplissement de sa mission. L’absence de moyens est un obstacle majeur à l’efficacité de la fonction de régulation.


B.- Le maintien d’un service public de qualité dans un environnement concurrentiel

L’Etat doit intervenir dans les secteurs régulés pour y maintenir un service public de qualité pour au moins deux raisons. D’une part, la concurrence pure et parfaite n’existe pas en économie. Le jeu de la concurrence ne peut donc pas corriger à lui seul les défaillances du marché et garantir un service universel minimum. D’autre part, le bien-être social des consommateurs, et surtout ceux qui vivent dans des conditions précaires justifie l’intervention de l’Etat pour garantir un service public de qualité dans un environnement concurrentiel.

Le service public étant assuré par l’entreprise publique présente sur le marché, il n’est donc pas étonnant que l’Etat subventionne l’entreprise publique pour compenser ses pertes. Ainsi, dans le secteur ferroviaire français, la SNCF (entreprise publique en charge du service public de transport) est endettée à hauteur de 678 millions d’euros. Cette dette sera prise charge par l’Etat aux frais des contribuables pour des raisons d’intérêt général. Il est intéressant de noter que dans leur pratique décisionnelle, les autorités de régulation cherchent constamment à maintenir un équilibre entre les préoccupations concurrentielles (ex : accès des nouveaux entrants sur un marché sous monopole) et les préoccupations d’intérêt général ou social (ex : maintien d’un service public de qualité dans un milieu concurrentiel).


C.- La sécurité juridique des entreprises et la protection du bien-être des consommateurs

La régulation asymétrique des régulateurs sectoriels et de l’autorité générale de concurrence, en raison du risque de conflits de compétences et de décisions contradictoires qu’elle induit, est de nature à faire à affaiblir la sécurité juridique des opérateurs économiques. Or, il va de soi qu’il ne peut y avoir de marché sans entreprises et sans consommateurs ».